Althéa, pour une fois, ne chômait pas à Larkos. D'habitude, quand elle s'y rendait, c'était pour rentrer chez elle, dans cette auberge près du Centre-ville. Pourtant, une semaine plus tôt, on lui avait proposé un petit job dans un chantier de construction. Vu qu'elle n'avait aucune expédition de prévue avant un bon mois, la lapine se devait de se trouver de quoi subsister pendant cette durée. C'est pour ça qu'elle accepta le contrat, même si elle savait qu'elle s'ennuierait ferme. Étant une fille, les salaires étaient moins élevés que ceux des hommes. Déjà, si elle était engagée. Celui qui lui avait fait cette proposition était l'un de ses camarades qu'elle avait connu par le passé. Elle s'entendait bien avec, sans plus, mais sa demande, elle, n'avait pas laissée la lapine fauchée de marbre. Vivre dans la nature, c'est bien, mais une fois revenu en ville sans une pièce...

Du matin au soir, la chromatique transporta des rochers, des piliers et des outils un peu partout pour les travailleurs qui les assemblaient. Certes, c'était extrêmement épuisant, mais, au final, le salaire était élevé pour le travail d'une femme, et d'un jour en plus. Au moins, elle n'était pas seule.

La journée de travail était finie. On lui avait donné les quelques pièces qui constituaient son salaire. Normalement, Althéa serait rentrée dans sa petite chambre. Pourtant, la vue depuis la chantier était inoubliable. C'est pour ça qu'une fois qu'elle eut fini, elle se faufila à l'extrémité de Larkos et s'assit sur un tas de rocs qui, dès le lendemain, devraient être utilisés pour construire une partie de ce grand pont. Tout était superbe. La vue du Soleil se couchant, la petite brise fraîche, mais pas gelée.

Non loin de son tas de rochers / chaise, se trouvait un inconnu. La Lockpin ne le remarqua pas immédiatement, car elle était en hauteur et concentrée. Pourtant, elle finit par entendre l'un de ses pas et se retourna rapidement. Mauvais mouvement ! La texture de son banc improvisé était glissante et la chasseuse tomba au sol, tête première. La douleur était aiguë. Althéa posa sa main sur son crâne et sentit un liquide se glisser sur sa laine rose. Elle regarda sa patte et vit du sang. Pourtant, elle n'y fit pas attention. Il lui était arrivé bien pire au fil des années, et même si ça pinçait, ce n'était pas la mort non plus. La chromatique posa le genou au sol et pris appui dessus pour se relever. Enfin, elle se tourna vers l'inconnu et se pencha vers l'avant, désolée de l'avoir dérangé. Enfin, presque, car, dans sa maladresse occasionnelle, Althéa tomba encore une fois en essayant de s'excuser. Elle qui était chasseuse, il était des fois difficile de savoir comment elle avait survécu autant de temps seule dans la nature.

Skriff sursauta pratiquement en entendant une jeune femme qui observait l'océan du haut d'un tas de roches s'effondrer à ses côtés. Inquiété par la chute monumentale qu'elle venait de subir, il s'approcha, mais déjà elle se redressait et présentait ses excuses, affirmant que tout allait bien. Il la regarda, perplexe, puis fronça les sourcils en voyant le sang qui coulait le long de sa tête, et le fait qu'elle manque de s'effondrer à nouveau évoqua bien des soucis à venir. Il décida de l'aider à se relever avant de déclarer, d'un ton assez paternel : « Vous avez chuté d'assez haut, mine de rien. Vous devriez peut-être aller voir un médecin, vous pourriez avoir une fracture... » Il marqua une pause, avant d'ajouter : « Je peux vous accompagner, si vous voulez. Cela vous évitera d'avoir à vous y rendre seule, surtout si vous avez du mal à vous tenir debout. » Il n'y avait aucune offense là-dessous, simplement une constatation. Il était réellement inquiet pour la santé de la Lockpin chromatique ; tant qu'il ne réfléchissait à rien d'autre qu'à s'assurer qu'elle allait bien. Un choc sur la tête avait dérobé plus d'une âme.

Althéa sentit l'inconnu l'aider à se relever et à rester debout. La Lockpin avait décidément du mal à rester debout, aujourd'hui.

« Vous avez chuté d'assez haut, mine de rien. Vous devriez peut-être aller voir un médecin, vous pourriez avoir une fracture... Je peux vous accompagner, si vous voulez. Cela vous évitera d'avoir à vous y rendre seule, surtout si vous avez du mal à vous tenir debout. »

La lapine écouta le dialogue du Mangriff géant, presque perplexe. Elle était définitivement déstabilisée, mais pas en train de mourir non plus. Elle avait vécu pire qu'un petit trou sur le front , elle pourrait se le bander seule... Si elle ne retombait pas encore en chemin vers l'auberge.

«  Je vous remercie sincèrement, mais je doute que ce soit assez grave pour aller voir un médecin. Je me suis déjà fait pire. Je m'excuse de vous avoir dérangé.  »

Sur ces mots, la chromatique tenta de reprendre la route, mais le doute l'envahit. Elle n'était jamais tombée sur de la roche avant, et même si elle n'avait pas très mal, elle savait que pour retourner aux Landes Brûlées le plus vite possible, elle devrait se soigner avant. Et ne pas s'infecter. Si elle voulait aider les autres, pour une fois, elle devrait d'aider elle-même en premier. La lapine n'aimait pas ça, car elle se fichait de sa santé physique comme pas possible. Pourtant, si elle voulait tuer du corrompu, il fallait ne pas mourir en premier.

«  Tout compte fait, je pense que ce serait une bonne idée. Je vous remercie de votre aide, sir. Je me prénomme Althéa. Puis vous demander votre nom ?  »

La chasseuse s'inclina un peu, bien que pas trop cette-fois ci pour éviter que sa mésaventure ne se répète. En vérité, elle trouvait son interlocuteur pas mal intimidant, autant dans sa grande taille que dans sa prestance. Pourtant, elle n'en avait pas peur, car on ne juge pas un livre à sa couverture. Elle-même en était la preuve, masquant ses intentions et ses ambitions pour laisser ressortir une combativité téméraire. Ce petit jeu n'était pas le cas de tout le monde, mais la plupart des gens cachaient de sombres secrets en ces temps durs.

Il la vit s'éloigner et la laissa faire, bien qu'inquiet. Il n'osait pas l'arrêter, déjà parce qu'elle semblait être déterminée à repartir, ensuite parce qu'il ne pouvait pas se permettre de courir après quelqu'un. De plus, elle imaginerait sans doute quelque chose qui pourrait s'avérer gênant pour le Mangriff. Finalement, elle s'arrêta à mi-chemin et se tourna de nouveau vers lui, pour accepter son aide et se présenter. Qu'est-ce qui l'avait fait changer d'avis ? Se demanda Skriff, perplexe. Il ne voyait pas de raison particulière à un changement aussi brutal d'avis, à moins qu'elle se soit rappelé de quelque chose, ou qu'elle soit singulièrement versatile. Tous comptes faits, peut-être était-ce un subtil mélange des deux. Quoi qu'il en soit, il déclina son identité : « Skriff. Enchanté, Althéa. Je connais un bon médecin qui devrait vous examiner rapidement. » Le Mangriff préférait ne pas perdre de temps ; il ignorait si la blessure n'allait pas s'aggraver d'un moment à l'autre. Peut-être était-il un peu paranoïaque, mais il préférait s'assurer qu'elle soit en bonne santé plutôt que la laisser repartir errer on-ne-savait-où pour qu'elle s'effondre d'ici une dizaine de minutes.

Althéa soufflait fort. Elle commençait à être un peu étourdie, bien qu'elle ait encore la puissance nécessaire pour se tenir bien droit sur ses deux pattes arrière. Quelques secondes passèrent avant que le Mangriff ne se présente à la Lockpin au nom de Skriff. Skriff... Elle avait déjà entendu ce nom quelque part, mais elle ne savait pas trop où ou quand. Une patte sous le menton, la bipède prit quelques courtes secondes pour creuser dans sa mémoire.

Oui, elle s'en souvenait maintenant ! Skriff était le prénom du chef de Larkos, alias maire ou maître, tous les titres précédents lui appartenaient. La chromatique tenta tant bien que mal de maîtriser sa surprise et de la cacher sous un sourire innocent et poli. Le maître de la métropole lui avait dit qu'elle pourrait aller voir un médecin, et seul cela l'importait à ce moment précis. Bien qu'il lui paraisse tout d'un coup beaucoup plus imposant qu'auparavant, ni la crainte ni la surprise prirent place sur son visage aux fins traits, sauf une lueur de ses yeux aux teintes de sang qui trahissait ses pensées. Non, elle n'avait pas peur, ni n'éprouvait plus de respect que pour son titre, mais cette coïncidence la prit au dépourvu.

La chasseuse ne savait malheureusement pas où aller, donc elle préféra se contenter de suivre l'énorme Mangriff qui se situait à ses devants. Tout irait bien, se répétait-elle sans cesse. Bien qu'elle n'était pas la personne la plus santé du coin, l'anxiété qu'elle pouvait sentir dans l'air augmentait grandement sa tension corporelle et psychologique. La chercheuse d'Obscurs se sentait de plus en plus lourde, mais elle persistait à garder conscience, pour le moment du moins. La situation ne devait pas tourner au drame. Elle avait survécu à de nombreuses blessures, triomphé de nombreux combats. Elle ne laisserait pas à ce tas de cailloux la satisfaction de la défaire ! Ce combat n'était pas terminé, il ne venait que de commencer même. La lapine ne se doutait pas du tout de ce qui arriverait par la suite, mais elle avait la pressentiment qu'elle ne serait pas déçue...

Ils arrivèrent bientôt devant une petite boutique coincée entre deux grandes vitrines. En levant la tête, Althéa pouvait y lire « Herboristerie ». D’un coup de patte arrière, Skriff ouvrit la porte et s’assura qu’elle le suive attentivement. A l’intérieur flottait une douce odeur d’encens ; la pièce était éclairée par une lampe à huile qui diffusait une lumière tamisée à travers les longues langues de fumée odorante. Des plantes séchées étaient accrochées partout sur les murs de bois, et des petits stands étroits étalant des végétaux aux couleurs et aspects plus qu’étranges donnaient du fil à retordre au deux géants qui avaient bien du mal à passer. Le Mangriff s’approcha du comptoir qui était à l’autre bout de la mansarde et tapa quatre fois des griffes sur le comptoir. Une patte passa alors les perles qui séparaient de l’arrière-boutique et une ravissante Fragilady fit son apparition. En voyant Skriff, elle parut surprise : « Que fais-tu là ?
- Bonjour, aussi. J’ai besoin de soins d’urgence, pourrais-tu t’en occuper ? »


Elle avisa la Lockpin chromatique à l’arrière et posa ses pattes sur ses côtes, en secouant la tête : « Pourquoi ne vas-tu pas au Temple ? Ils te feront ça en un clin d’œil.
- J’ai plus confiance en toi qu’en eux, ne leur déplaise. Je sais très bien qu’elle sera sur pied d’ici moins d’une heure si tu t’y mets maintenant.
- Skriff…
- S’il te plaît, » ajouta-t-il en posant un denier d’or sur le comptoir. Elle le regarda, et le repoussa du bout de la patte en soupirant : « Tu es venu me demander une faveur, pas un service.
- J’insiste.
- Je ne veux pas, » répliqua-t-elle sévèrement avant de faire un signe à la Lockpin. « Vous voulez bien me suivre dans l’arrière-boutique ? Je vais examiner ça. » Skriff fit un pas en arrière pour la laisser passer. Il ne semblait pas vouloir ajouter quoi que ce soit.

Althéa put lire tant bien que mal le panneau qui trônait en haut de l'établissement. Pourtant, sa tête faisait des siennes. La vision de la chromatique était désormais très floue et c'est à peine si elle arrivait à se tenir debout sans soudainement s'écraser au sol et s'endormir comme une roche. Son sens de l'équilibre commençait aussi à être affecté, un énorme vertige prit la lapine par surprise. Elle s'appuya donc sur le mur de la boutique qui était désormais devant elle, avant de reprendre son souffle et de suivre le Mangriff à l'intérieur du bâtiment aux odeurs amères et florales. La chasseuse écouta alors d'une oreille son interaction avec la Fragilady qui gérait le magasin. Elle refusa d'abord, lui disant d'aller au temple, mais le temple était... Si elle se souvenait bien de Larkos, Althéa pouvait dire que le Temple se trouvait à une distance quand même élevée.

Alors que la gentille dame lui fit signe de la suivre dans l'arrière boutique, la bipède le fit, beaucoup trop sonnée pour répondre quoi que ce soit ou même prononcer ne serait-ce qu'un mot de plus. Ses paupières lui semblaient de plus en plus lourdes, ses pattes aussi. Son corps en entier, toutes les sensations qu'elle ressentait semblaient de plus en plus présentes et envahissantes. Heureusement pour la Lockpin, les deux femelles arrivèrent assez vite dans l'arrière boutique. Pour une fois que la chromatique perdait sa patience, c'était au moment où le fil allait lâcher. Ses sens s'embrouillaient, son corps titubait. Il fallait qu'elle se repose au plus vite, sinon le résultat pourrait être pire que ce qu'elle avait cru au départ. Cependant, elle était convaincue que ce ne serait pas mortel, ni grave bien longtemps. Plus elle se rattachait à ces pensées, plus elle se sentait déterminée à laisser ses yeux ouverts, malgré sa fatigue et la douleur. Ce n'était pas comme si elle allait s'évanouir. C'était simplement... Difficile de rester concentrée sur quelque chose. Même marcher. Même regarder. Il était tout autant compliqué à la dame d'écouter ce que lui disait la Fragilady qui l'avait conduite jusque là, mais elle faisait de son mieux pour distinguer les syllabes et les mots.

La Fragilady examina la plaie et murmura des mots soucieux. Elle sortait des plantes, des solutions, lavait sa tête et préparait des bandages à toute allure. La pièce avait une odeur reposante de camomille et de lavande. Skriff, qui les avait suivies, s’était adossé au mur de la sortie, bras croisés, et les observait faire. Il respirait doucement, comme apaisé par l’atmosphère de la pièce. La guérisseuse appliqua rapidement et efficacement les bandeaux pour stopper l’hémorragie, et demanda à la Lockpin de ne pas bouger pendant qu’elle les serrait. Cela fit mal, mais la douceur du geste permit d’apaiser la douleur. Elle posa ses pattes sur la blessure, et ce fut comme une chaleur qui coula de sa tête, se répandant dans tout son corps. La douleur avait pratiquement cessé, et elle se sentait un peu mieux. Elle murmura, les pattes arrière tremblantes : « Voilà qui est fait. Vous aviez le crâne fracturé, mais vous devriez vous remettre rapidement. Vous avez une très bonne constitution. » Elle s’arrêta, la voix mourante, et vacilla. Skriff se redressa pour essayer de la rattraper, mais elle le repoussa et s’appuya sur une table voisine. Elle marmonna, sans le regarder : « J’ai fini, vous pouvez y aller. » Elle ajouta à l’adresse de la Lockpin : « Veillez à ne pas trop vous battre pendant une semaine, le temps que la fracture se referme correctement. J’ai fait le plus gros du travail, mais cela ne suffira pas si vous ne vous reposez pas. »

Le monde repris des formes.

La Fragilady lui avait apposé un bandage, serré mais pas trop. La douleur lorsqu'elle le mit ne fut que temporaire et partit aussi vite qu'elle vint. La conscience de la Lockpin revient peu à peu, et elle se rendit compte de l'absurdité de la situation lorsque la marchande lui donna ses directives pour se soigner.

Bien sûr qu'elle ne retournerait pas se battre tout de suite, mais quel genre de travail pourrait-elle bien mener pour survivre ce mois-ci ? Les choses intellectuelles étaient plutôt rares pour des travaux temporaires, et peu de personnes se procuraient des livres qui racontaient des récits, si déjà elle pouvait en faire des copies.

Bon, elle devrait encore demander une faveur au gérant de l'auberge. Pas comme si elle habitait déjà dans son établissement à aucun frais. Ou qu'elle l'aidait souvent tellement elle était absente. Bof, elle pourrait travailler au bar pendant quelques semaines dans le pire des cas.

Soudainement, Althéa réalisa qu'elle n'était pas seule dans la pièce, et remercia vite celle qui l'avait aidée.

« Merci beaucoup de l'aide que vous m'avez apportée. Je tiendrai définitivement vos conseils à cœur. Vous aussi monsieur, je vous suis reconnaissante de m'avoir emmenée ici à temps. »

Bien qu'elle y était réticente, c'était pour la bonne cause, se répétait-elle sans cesse dans sa tête. Même si elle devrait s'ennuyer pendant une longue semaine de travail monotone et inutile, ça lui laisserait du temps pour cogiter un peu sur ce qu'elle souhaitait écrire et même, avec un peu de chance, elle pourrait planifier sa prochaine expédition en terres Corrompues. La dernière fois, ça n'avait pas été un très gros succès, et elle voulait définitivement se rattraper en découvrant de nouvelles choses lorsqu'elle y remettrait pied. Après tout, ils étaient si nombreux que pour les exterminer, il faudrait trouver moyen de les tuer en masse plutôt facilement, et elle était contente d'essayer toutes sortes de façons de purger ce monde de ces absurdités démoniaques.